95 c’est 1995 bien sûr, et c’était fascinant de lire ce bouquin pour moi car ce fut une année charnière super importante. 19 ans ce n’est pas rien, et tout juste pédé en quête d’émancipation, outé auprès de tous mes amis, encore banlieusard mais déjà très parisien, je me souviens très précisément de cette année là. La photo en figure de proue date de décembre 1995, on s’apprêtait à aller au Queen avec des anciennes copines de lycée, et de plus récents amis pédés, goudous et alliés. 1995 était l’année de transition par excellence.
J’ai un peu moins de dix ans de différence avec l’auteur, et c’est fou mais ça change beaucoup de choses. Et puis, ce qui est drôle ce sont les univers quasi parallèles dans lesquels on évolue, même si je reconnais absolument tout ce qui est décrit. Et donc alors que je débarquais tout juste à Paris en 1994 et que je faisais mes premiers pas, l’auteur était déjà un habitué du Marais avec sa bande de potes, et une vie de pédé bien épanouie.
Ce qui touche aussi beaucoup, et vient en immense contraste avec mes propres expériences, c’est bien sûr le VIH, qui dans les années 90 est encore une pandémie fatale pour les malades, et qui en plein milieu va voir un infléchissement complètement fou avec l’émergence des trithérapies. Le bouquin est exactement à ce moment de frémissement de ces nouvelles découvertes, avant de voir tous ces malades quasi « ressuscités », et pour certains éberlués de cet éloignement durable d’une mort vécue comme inexorable pendant trop d’années. Mais donc là, avec Philippe Joanny, c’est entre les années Cyrille Collard1 et les miennes. C’est le banlieusard qui apprivoise Paris, et le pédé qui s’émancipe parmi les siens, avec une drôle d’épée de Damoclès qui tombe réellement sur trop de ses proches.
Le bouquin est sur une forme assez simple, et même son style est assez direct et brut, mais il a justement la beauté du texte authentique et tiré de l’expérience vécue. J’aime beaucoup aussi, et sans doute parce que j’en suis aussi féru, son rapport à la ville et à Paris, et ses descriptions de la ville en transformation, des quartiers qui étaient encore sales et par endroit insalubres. J’ai vraiment eu des flashs de l’époque en lisant ces lignes.
La zone formait une poche dans le tissu de la ville, un endroit oublié dans la marche du temps, comme si on était tombé dans une faille spatio-temporelle et qu’on était transporté dans le Paris en noir et blanc d’avant guerre. À part les miséreux et les marginaux, les laissés-pour-compte qui se réfugient dans ce genre d’endroit, personne n’avait envie de vivre là. Les logements étaient pourris mais, les loyers étant ridiculement bas, quelques types ont flairé l’affaire et y ont ouvert les premiers bars. Ils étaient sûrs qu’ici personne ne viendrait les emmerder, pas même les bandes de fachos qui aimaient casser du pédé. Seulement, les lieux étaient chargés du poids des drames de l’histoire. Les rafles de juifs dans le ghetto, les aristocrates guillotinés deux siècles plus tôt. Le Marais était peuplé de fantômes, et je n’y ai croisé aucune ombre. Je m’enfonçais dans des rues étroites et sinueuses, des venelles étranglées sinistres où s’alignaient des hôtels particuliers vides aux vitres crasseuses, des taudis squattés ou barricadés et des maisons ventrues fissurées sur le point de s’écrouler, vouées à la démolition. Les stores des magasins baissés, les murs couverts de tags et de pisse, et les trottoirs jonchés d’ordures. J’avais l’impression de traverser le royaume des junkies et des chats crevés. J’ai remonté la fermeture éclair de mon blouson, et je me suis dépêché de filer.
Le roman raconte cette bande de potes qui évoluent dans la fête et les combines, et qui conjurent le mauvais sort ou les mauvais bilans de santé par encore plus de fêtes et de substances pour résister jusqu’au lendemain. Mais pas de misérabilisme, c’est avant tout des amis qui se racontent avec une certaine alacrité. Le narrateur explique la mort brutale d’un des potes, et il interroge toutes ses accointances pour savoir comment tout le monde se connait. Il en ressort un imbroglio génial et parfois très confus, avec plein de gens qui couchent ensemble (on est surpris ), des amitiés croisées, des enterrements abscons pour de bien trop jeunes gens, et des petits bouts de vie en écho à toutes les nôtres.
Certaines blessures ne cicatrisent jamais. En quatre-vingt-dix, je pars de chez mes parents pour partager un appartement avec Fred et Clément. Ils avaient tous les deux grandi dans l’Est et ils étaient venus ensemble à Paris. Clément menait une vie à l’opposé de la nôtre.
Pendant qu’on se défonçait comme des furieux et qu’on se dépensait sur les dancefloors pour ne plus avoir à penser, Clément, lui, passait ses week-ends à randonner avec ses copines lesbiennes à travers champs et forêts. Il buvait du thé vert quand nous on s’enfilait la vodka la moins chère. On se moquait de ses cours de cuisine macrobiotique et de yoga, et lui se laissait gentiment charrier. Clément était la gentillesse et l’humilité mêmes.
C’était un garçon au charme suranné, une grande perche au visage osseux criblé de taches de rousseur, le regard doux, un tantinet efféminé, avec des manières nunuches qui me touchaient. À vingt-cinq ans, Clément était déjà contaminé depuis plusieurs années. Un an après l’emménagement, il est tombé malade. Une infection causée par un parasite de l’intestin, l’une des plus agressives qui soit. En quelques mois il s’est vidé. Il passait ses nuits à courir aux toilettes, entre les portes qui claquaient et la chasse d’eau en continu, le boucan nous réveillait et on râlait comme deux imbéciles, sans réaliser ce qui lui arrivait. J’avais vingt-deux ans, Fred vingt-quatre et on ne pouvait pas imaginer que ce soit possible, que l’horreur nous touche d’aussi près. C’est le propre de la jeunesse de se croire immortelle. On refuse de comprendre par réflexe, comme on se couvre les yeux avant l’impact. Et puis, un matin, Clément n’a plus eu la force de se lever. Lui qui n’était déjà pas gros ne pesait même pas quarante kilos. Il n’avait plus que la peau sur les os. Il était si faible qu’il a fallu l’hospitaliser. Ce jour-là, on a compris que ça ne traînerait pas, on avait intérêt à se dépêcher avant que ce soit trop tard. Il fallait aller le voir et pourtant on n’y allait pas. Il y avait toujours une excuse, et l’excuse nous rendait chaque jour un peu plus minables.
Jusqu’à ce qu’il ne nous soit plus permis de reculer. On est donc allés à Saint-Louis. Je m’en souviens, c’était une fin d’après-midi, il faisait nuit, l’air était humide et un vent glacial balayait les rues. Nous allions faire des adieux, moi fixant le trottoir et Fred le bonnet sur les yeux, en silence, sans parvenir à y trouver un sens. Quand on est entrés dans la chambre, Clément a tourné la tête vers nous en étirant un étrange sourire de squelette, et ça m’a fait mal au ventre de ne pas réussir à le soutenir. On s’est assis sur des chaises contre le mur et on est restés là, ratatinés sur nous-mêmes comme deux moineaux fébriles.
Sur la thématique de la ville, de la banlieue, je ne sais pas pourquoi mais ce texte par exemple m’a énormément parlé. Cette écriture à la serpe et cette crudité des gens « vrais » me touchent.
J’habitais toujours chez mes parents, à Rosny-sous-Bois, en proche banlieue. J’avais dévalé la colline par le sentier de terre battue, par les fourrés du petit bois où les types allaient discrètement bricoler, à l’époque ce n’était pas construit comme aujourd’hui, on était tranquilles pour se tripoter. En sortant du bois, j’avais descendu des rues sinistres bordées de maisons lugubres, et une fois en bas, au centre commercial, j’avais fendu le parking à ciel ouvert pour rejoindre la non moins lugubre gare de Rosny-Bois-Perrier. Sur le quai en plein vent, j’avais allumé une cigarette en attendant mon train. Je fumais des Flash 85, c’était du foin mais je m’en foutais, le paquet était tellement classe. Arrivé à la gare de l’Est, je n’étais pas passé par les pissotières, que j’avais pourtant pratiquées pendant des années, quand on ne sait pas où aller et qu’on est sur les dents on est bien obligé, seulement la lumière agressive des néons, l’odeur puissante et âcre de pisse et de détergent, cette manière qu’ont les hommes de se pencher en avant et de zieuter de travers, coincé entre un timide et un vieux vicelard, le foutre craché sur la faïence comme un mollard, ces décharges qui laissent un sentiment de dégoût, l’impression d’être un déchet parmi les déchets, ce jour-là je m’étais dit non merci, plus jamais.
Ayant passé la majeure partie du milieu des années 90 à toute la décennie 2000 à errer de clubs en soirées ou en bars, j’ai aussi aimé ce passage qui m’a remémoré les moments où j’observais mes coreligionnaires, alors que tout autour de moi s’enfonçait dans les brumes alcoolisées ou chimiques, je me posais souvent un peu à l’écart pour les embrasser de mon regard. La chute n’était pas la même à mon époque, et on est encore à un degré en plus de libération et de quiétude aujourd’hui, ce qui est autant incroyable, qu’inespéré, et une putain de bonne chose. Mais le texte a le mérite de se remettre exactement dans l’année 1995, c’est chirurgical et précis, mais ça fonctionne diablement bien.
Si bien que, ce jour-là, les derniers rayons de soleil, en plongeant à travers les immenses baies, éclairaient les visages, les épaules et les nuques d’une nuée veloutée. La scène m’a paru d’une beauté presque sacrée, l’espace d’une seconde j’ai même pensé que ma présence relevait d’un miracle. Le bar était bourré à craquer, personne ne se bousculait mais personne ne pouvait avancer, il y avait tellement de bruit que les mecs hurlaient, partout des cris, des rires aux éclats et, pardessus le boucan, dans les haut-parleurs Donna Summer chantait son tube planétaire. Sur des plages de synthétiseur, la diva du disco répétait en boucle qu’elle sentait l’amour monter. Ses vocalises de chatte amoureuse coulaient dans la lumière dorée de cette fin de journée, sur tous ces visages radieux, insouciants. L’image était d’une perfection telle que je pensais avoir vécu jusque-là dans l’attente de voir ce jour arriver. Je le sentais dans mon ventre, mon émotion était si vive que j’aurais pu en pleurer. Je ne savais pas si c’était de l’amour, mais moi aussi je sentais quelque chose monter. Le moment était venu de boire une bonne bière fraîche. Je me suis faufilé entre les torses en me disant que ma place était là, je venais de la trouver, il ne me restait plus qu’à la prendre et à l’occuper.
Mais ce dont j’étais à mille lieues de me douter, c’est qu’au moins la moitié des gens présents étaient contaminés, et donc condamné
- C’est fou comme cette personne retombe dans l’inconnu, un peu comme Guillaume Dustan, et même chez les homos. Bien sûr, ces gens sont connus de beaucoup de monde, mais je vous assure qu’en moyenne ils sont bientôt totalement enfouis dans les limbes. ↩︎