J’aime beaucoup ces grandes expositions du Centre Georges Pompidou qui marquent leur temps en proposant des rétrospectives thématiques et en étant très complet, didactique et éclairant, tant sur une période de l’art que sur les artistes. Et là c’est une conjonction peu ordinaire, il s’agit des artistes femmes qui ont travaillé dans le cadre de cette naissance de l’abstraction que j’aime tant (pour moi c’est 1890-1940, notamment dans le domaine de la peinture, mais l’acception est variable et elle est beaucoup plus fluide encore dans l’expo). En plus d’être une rétrospective passionnante qui traite de l’abstraction en tant que telle, c’est aussi en filigrane (et pleinement traité) une histoire du féminisme, et en parallèle d’une incroyable (mais vraie) invisibilisation des femmes artistes.
L’expo est vraiment notable pour l’effort pédagogique à la fois mis dans les explications et la pédagogie nécessaire pour contextualiser ce bouleversement (et la fois continuité) dans l’histoire de l’art, mais aussi pour les informations tout à fait sociologiques qui ont marqué ces époques et toutes ces femmes. Elles ont eu beau y faire, soit elles ont disparu et leur travail est transparent, malgré les inspirations évidentes chez des hommes plus tard, ou leurs oeuvres ont été associées à leurs maris plus célèbres, ou encore on les a cantonné à des travaux moins nobles ou plus féminins, comme le travail des textiles, des arts-décoratifs, et encore une fois elles ont été effacées de notre imaginaire et savoir collectifs. Cette exposition a donc le mérite, faisant carrément œuvre selon moi de salut public, de remettre en lumière les artistes et leurs œuvres, et leur héritage, leurs contributions à notre patrimoine artistique.
Tout commence avec Georgiana Houghton qui n’est pas du tout ma tasse de thé, mais c’est assez étonnant de découvrir ses œuvres des années 1870 résolument abstraites. Elle était versée dans le spiritisme, très à la mode à cette époque victorienne, et ses peintures et dessins sont des illustrations de ses « visions spirites ». Comme je disais, je n’ai pas vraiment accroché aux peintures, mais c’est frappant de voir quelque chose de cette époque aussi abstrait. Et cette volonté de produire des images spirituelles se rapproche finalement beaucoup des démarches à venir des démiurges de l’abstraction.
J’ai retrouvé mes marques avec une de mes artistes préférées : Sonia Delaunay. Et c’est vrai que l’on connaît également cette dernière par son époux, Robert. Les deux ont vraiment travaillé de concert, et ont expérimenté et créé le Simultanéisme. Mais Sonia a beaucoup varié les supports et moyens d’expression, et c’est ce que j’adore chez elle, même si c’est ce qui l’a aussi mise dans l’ombre de Robert. Je retiens vraiment ses costumes de théâtre et son travail en « contrastes simultanés » dans les textiles ou le mobilier. Elle est du coup un artiste essentiel des arts-décos, ce qui est « énorme » aujourd’hui, mais qui à l’époque était tout juste « bon pour une femme ». L’exposition retient deux de ses chefs d’oeuvre (même si j’ai une préférence certaine pour le Bal Bullier de 1913) : « Prismes électriques » et « La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France » (1914), qui est en réalité un « livre simultané » conçu en duo avec le poète Blaise Cendrars.

Il y a également un champs d’investigation intéressant dans le domaine de l’abstraction dont je ne mesurais pas l’importance c’est celui de la danse. Pour moi je voyais la danse un peu comme la musique, donc comme un domaine artistique déjà abstrait. En réalité, comme pour la musique, la danse était avant tout « classique » et ultra-codifiée dans ce sens, l’exposition présente la manière dont des danseuses et chorégraphes ont également travailler l’abstraction et la modernisation de leur art. Je me souvenais bien des travaux de Kandinsky (que j’aime d’amour) qui avait construit tout un langage abstrait du corps en collaborant avec Gret Palucca. Et on retrouves les quelques planches qui figurent cette simplification du langage corporel en des courbes, lignes et points qui recréent tout un alphabet universel pour le peintre.
Mais la vraie surprise, découverte et épiphanie c’est avec Loïe Fuller, dont le film suivant est présenté (en version colorisée d’époque, plan par plan). Ce truc date de 1901 et c’est absolument épatant et superbe ! Je ne pouvais pas imaginer qu’il y a 120 ans, une personne créait déjà de la danse contemporaine, avec des codes tout à fait actuels. (Bon apparemment, elle est tout de même très connue, et c’est moi le gros béotien comme d’habitude, hein. )
Je suis féru d’expressionnisme et j’aime vraiment beaucoup tous ces artistes qui ont fait l’abstraction. J’aime énormément Kandinsky, Klee, Kupka, Sonia et Robert Delaunay, Mondrian, ou encore Otto Freundlich dont j’ai parlé récemment. Et j’ai aussi un penchant très affirmé pour Kasimir Malevitch, mais je n’ai jamais vraiment entendu parler de femmes dans cet environnement, à part Sonia Delaunay et diverses artistes femmes du Bauhaus mais qui étaient cantonnées à travailler le textile ou les arts décoratifs (ce qui est top selon moi ). On découvre aussi dans l’exposition que le Bauhaus sous couvert d’être ouvert aux femmes, était en réalité une organisation plutôt fermé et ordinairement sexiste. En revanche, j’ai été stupéfait par la découverte d’une palanquée de peintres et de créatrices russes (époque Empire Russe) d’un talent absolument frappant.
Mais pourquoi ces artistes ne sont-elles pas plus connues et célébrées ? J’en ai retenu particulièrement trois. Il y a Olga Rozanova et ce tableau dont les couleurs vibrent de dingue, et qui m’a littéralement hypnotisé.

Et dans le genre presque académique du suprématisme à la Malévitch, j’ai été impressionné par Lioubov Popova. Les tableaux exposés étaient d’une beauté absolue selon moi, je suis resté baba.


Enfin, et je garde le meilleur pour la fin, il y a Alexandra Exter, qui a d’ailleurs fini sa vie en France, et dont les œuvres exposées sont absolument notables. J’ai adoré ses dessins de costumes et ses mises en scène pour le théâtre qui montraient encore à quel point l’abstraction (et le suprématisme) pouvait s’appliquer à tous les champs de la création artistique.
Dans la série des femmes éclipsées par leur conjoint, l’exemple de Lee Krasner qu’on découvre là est également dingue. Elle était l’épouse de Jackson Pollock, et ils sont vraiment travaillé ensemble, mais elle a été totalement occultée par l’œuvre de son conjoint. Aujourd’hui, l’étendue de ses créations et son inventivité, son foisonnement artistique, la mettent à égalité, voire en supériorité à la carrière, pourtant florissante, de Pollock.
Le dernier de mes coups de cœur, et pas des moindres, c’est pour Barbara Hepworth. Et pourtant la sculpture abstraite n’est pas forcément mon truc, mais j’ai trouvé ces œuvres extraordinaires. Formellement très belles, mais aussi douces et lumineuses, presque sonores également… J’ai adoré l’usage des fils de métal et les impressions d’optique et de cinétique que cela donne quand on tourne autour. Le jeu entre formes concaves et convexes est juste sublime et m’a énormément parlé, je ne saurais dire exactement pourquoi. Hu hu hu.

Vous aurez compris, c’était bien ma came, mais souvent cela s’arrête dans les années 1940… Et là encore, la fin de l’exposition était un peu plus meh pour moi. Déjà parce que l’expo est très très grande, avec des centaines d’artistes et d’œuvres, et donc on fatigue un peu vers la fin. Mais aussi parce que quand on arrive à la phase d’après, je suis moins sensible, c’est vachement moins mon truc. En revanche, ce qui est intéressant c’est de voir la concomitance avec les mouvements féministes et des œuvres qui explorent directement cette fibre là.
J’étais content de voir, malgré tout, sur la fin, deux autres chouchoutes que sont Louise Bourgeois (avec une seule sculpture pas très convaincante selon moi) et Aurélie Nemours. Cette dernière m’épate toujours dans sa propre recherche sur l’abstraction minimaliste et son usage immodéré de la couleur et des motifs répétitifs.
Il faut aller voir cette expo, on apprend une kyrielle de choses, et même à propos de choses qu’on pensait déjà savoir. Et encore une fois tout ce qui peut rendre de la visibilité et leur juste place à ces artistes déconsidérées est absolument à mettre en action.
